(english version here)

Oh Bruno I see you beneath the archway of aerodynamics 1

 

 

Dans la ville où je suis né, Bordeaux, il n’y avait à l’époque que deux ponts sur les quais du centre-ville, la passerelle ferroviaire Eiffel, du nom de l’ingénieure industriel ayant développé la charpente métallique en France et participé à la construction de la statue de la liberté, et le Pont de Pierre, construit sous Napoléon, du nom d’un empereur à qui les voyages lointains n’ont pas très réussi.

Dans la ville où je vis, Lyon, il y a un certain nombre de ponts dont je ne connais pas les noms. Je les confonds parfois, je les regarde peu. Je nomme alors les ponts selon les quartiers qu’ils relient. Le pont entre X et Y. Aujourd’hui je les traverse rarement à pied. Quand c’est le cas, je regarde le dos ou les fesses des gens. Pas trop dans les yeux. Je me méfie des vélos que je crois e à contre sens. Je ne prête pas attention aux bribes de conversation. Je regarde distraitement l’architecture inhabitée, je regarde la ville, ses bâtiments sans me poser de questions sur leurs usagers. Je suis distrait, mou, rarement pressé. Peut-être sexy cool2.

J’ai une réelle admiration pour les constructeurs de ponts. C’est peut-être le seul ouvrage qui mérite encore le qualificatif d’innovation technique et artistique. L’étude de faisabilité est colossale bien que l’ouvrage achevé ne requiert de la part de ses usagers qu’une activité élémentaire : traverser. Traverser en camion, en bus, en voiture, en moto, en scooter, en vélo, en skate, en roller, en trottinette, à pieds, voir en chaussette.

 

« Faites du vélib’ la nuit Sous ecstasy

La nuit

A Paris »2

Parivélib’,

Philippe Katerine

 

C’est un peu ainsi que l’on pourrait qualifier la situation de l’artiste Bruno Silva dans sa vidéo. Une promenade marginale à un moment donné dans une ville au nom très évocateur. Bruno Silva traverse, à pied et en chaussette, chaussures à la main, le pont de Brooklyn (a-t-il un nom propre, je l’ignore). Plan séquence muet. C’est long mais on ne s’ennuie pas (c’est un peu le temps que je passerai à relire Heidegger). On ne pense pas à l’eau qui coule dessous. La vidéo est muette. C’est étrange comme les sourds doivent tout de même considéré NY comme une ville bruyante.

La Skyline ressemble à un mirage, hors de portée. On regarde le rêve rebondissant d’une filature avec une « caméra subjective ».

 

‘To be inside someone else’s dream: could this not be a definition for the experience of art?’

Mieke Bal

 

Si l’on a tendance à restreindre le travail d’un artiste expatrié à travers le prisme de sa culture d’origine et de sa nationalité (Bruno Silva, artiste portugais, vit et travaille à Clermont-Ferrand, France. Point. Se rend à NY. Point d’exclamation.), il existe un certain nombre de ville, peu en définitive, qui submerge notre propre culture, l’absorb- ant immédiatement. Aussi quand j’ai regardé la vidéo de Bruno Silva où l’on peut le voir de dos traverser le pont de Brooklyn en chaussette, je me suis demandé si je n’aurais pas désiré effectivement traverser, dans un anonymat jubilatoire, ce pont, fantasme ultime de l’européen occidental, influencé par une culture outre atlantique ressenti comme à sens unique. Je rêverai la nuit suivante de le faire en écoutant quelques morceaux de musique dans mes écouteurs.

 

Les artistes français sont envieux.

 

J’ai commencé par regarder les chaussures dans la main droite de l’artiste, ses chaussettes puis son dos. Puis la skyline et enfin le pont. Les gens qu’il croise, de temps à autres. Cela dépend surtout de leur inertie et de leurs yeux. Je me demande qui a bâti ce pont, qui a influencé l’urbanisme de NY, sa skyline. Les américains ont une manière très singulière d’exporter leur Dream. Pour moi, Eiffel3 sera éternellement une figure héroïque, Napoléon un colon (Christophe) qui s’est planté de direction, Kurt Russel un anti héros borgne4, et Bruno Silva, un marcheur tranquille, ici, là-bas, comme à la maison. Je suis Bruno. Ce pont est le prolongement de mon voyage, d’une attitude ; l’artiste, le vecteur migrant.

 

Sexy cool.

 

Un rêve américain, une après-midi américaine.

 

 

 

texte de Simon Feydieu sur la vidéo Unnamed_0.1.2.1_1, 2015

 

 

1 Oh Alexander I see you beneath the archway of aerodynamics, paroles de la chanson Alec Eiffel des Pixies.

2 Sexy Cool, concept flou, développé par Philippe Katerine dans son album Magnum (2014)

3 Gustave Eiffel, qui travaillait sur la passerelle, sauva la vie d’un ouvrier tombé dans la Garonne en plongeant dans le fleuve pour le sortir de l’eau avant qu’il se noie.
4Dans le film de science-fiction New York 1997 de John Carpenter, tous les ponts de la ville sont impraticables car miné.