"Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction."

Francis Picabia

 

 

La qualité perceptive des choses et l'intensité des évènements ordinaires sont des protagonistes dans l’œuvre de Bruno Silva. Ces caractéristiques relevées dans le quotidien conduisent l'artiste à déterminer une relation entre un objet et son environnement et à suspendre volontairement la définition de l’œuvre en faveur de la mémoire et d’une forme de spéculation collective. 1 Des objets résiduels, trouvés, usagés, consommés, jetés, modifiés, constituent pour l’artiste le premier pas vers la configuration d'un territoire personnel et universel. 2 Ils sont comme des membranes encore actives, où le dernier lambeau de vie - une coupure, une fissure, un liquide 3 - semble conserver toute une capacité imaginative et mnémonique. L’univers de Bruno Silva détient un fort potentiel narratif et de convivialité, convoquant sa propre présence et celle des autres, dans un mouvement constant 4 de la pensée et de l'action. L'artiste s'intègre dans une situation donnée qu’il met en évidence à travers de silencieux escamotages et de légères altérations, au point que sa pratique s’entremêle souvent à celle d'autrui et qu’il s’engage à la fois dans d'autres activités et avec d’autres personnes. 5

 

Pause (2018) prend forme à partir d'un contexte de présentation spécifique, intervenant à l’adresse des visiteurs comme un moment d’accueil. En utilisant une sorte d'inversion d'usage, Bruno Silva se sert de gants à la place des serviettes pour envelopper des sandwichs « bifanas », typiques de la culture culinaire portugaise, cuisinés et offerts par l'artiste pendant la soirée. Le gant, instrument-objet lié à de nombreux aspects de la vie quotidienne, aussi bien laborieuse que mondaine, assume ici une triple fonction : prendre la nourriture, marquer un geste et créer une chorégraphie picturale vivante. Les couleurs de la nourriture et celles, plus incertaines, de la peinture thermochromique sur les gants, émergent pendant la dégustation du sandwich. Bruno Silva recourt de nouveau à « l’effet » de la peinture thermochromique 6, à la fois en tant que maquillage et comme artifice, qui blanchie avec la température du produit et du corps. Le gant devient ainsi une surface sensible dotée de la capacité de réagir et d'absorber, la rencontre entre le processus physique et l'évènement social marquant une zone d'intérêt. Et le résultat est semblable à un « table(au) vivant » posthume du banquet offert 7, dans lequel l'artiste est flâneur, partie prenante parmi d'autres types d'utilisateurs d'un « territoire circulatoire » 8 de temporalité sociale. D'ailleurs, Bruno Silva s’active à la recherche d'une « symbolisation rituelle » de la relation entre l'homme et son écosystème, accentuant la puissance des symboles emmagasinés dans la mémoire d'une culture plus globale.

 

 

Veronica Valentini, 2018

Texte écrit dans le cadre du projet de recherche SET UP, initié et coproduit par le Réseau DDA et C-E-A.

Traduit de l'italien par Sandrina Nicoletta.

 

 

 

1 Les Commères, assises en placage bois, résine époxy, vue de l’exposition collective à L’Attrape-Couleurs, Lyon, 2017

2 Surfaces, tapis roulant en caoutchouc, résine époxy, 2017

3 Éponges, tube en verre, serpillière, résine cristal, 2017 ; Diving into the water flux with strangers, verre noir transparent, bâche en plastique transparent, dimensions variables, 2016

4 Couac, supports roulants appartenant à Hervé Bréhier, vue de l’exposition Couac Couac, atelier d’Hervé Bréhier, Clermont-Ferrand, 2016 ; Back the way I’ve come, impression sur bâche, dimensions variables, 2016

5 Home Alone, Artistes en résidence, Les Ateliers, Non-Breaking Space, etc.

6 Corps d’hiver, bouteille en verre, peinture thermochromique, 2017

7 Avec... Veronica et Lélia, vue d’atelier, décembre 2017

8 Alain Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes, Ed. de l’Aube, 2001